L’entreprise : projet économique ou projet éthique ?
Comme vous le savez, les milieux économiques et financiers sont confrontés à un changement de panorama que l’on nomme le backlash ESG, le retour de bâton, depuis qu’en février dernier, la Commission européenne a publié le « paquet Omnibus » qui vise à alléger les obligations de reporting extra-financier des entreprises.
Pour les détracteurs européens du Pacte Vert de l’Union Européenne, comme pour les contempteurs américains de l’ESG et du wokisme, la loi d’airain de l’économie et de la finance est le rendement. Si on y ajoute l’adjectif « durable » on ne parle plus d’économie mais de politique, voire de socialisme. C’est ce qu’ils affirment haut et fort, n’hésitant pas à rajouter que quiconque souhaite faire le bien dans le monde, doit devenir infirmier, pompier, ou travailleur social, mais pas faire de l’ESG, de la RSE ou du DD1. Pour eux, c’est binaire : l’entreprise est un projet économique et non un projet éthique.
Pour traiter ce sujet, je voudrais développer 4 idées ou plus exactement poser 4 questions : Qu’est-ce qu’un projet économique ? Qu’est-ce qu’un projet éthique ? Qu’est-ce qu’une entreprise ? L’économie n’est-elle qu’une affaire de performance ?
1) Qu’est-ce qu’un projet économique ?
Sachant que le mot économie vient du grec oikonomia (constitué de oikos, la maison, et nomos, la règle) un projet économique est un projet qui suit les règles de gestion de la vie domestique et qui fait une utilisation prudente, économe, des ressources de cette dernière.
Quelles sont ces règles de gestion de la vie domestique ou d’allocation des ressources ? La première est le profit. En effet, pour Carl Schmitt, de la même façon que les anciens distinguaient ce qui est de l’ordre du corps, de l’esprit et du cœur, on peut dire que la morale, l’esthétique, la politique, et l’économie sont des ordres séparés. La morale fonctionne avec le critère du bien et du mal, l’esthétique avec celui du beau et du laid, la politique avec le critère ami / ennemi, et l’économie avec celui de rentabilité. On a donc une première réponse à notre question : oui, au sens premier, l’entreprise est un projet économique dans la mesure où le critère de sa réussite est sa rentabilité.
Un projet économique c’est un projet rentable et ce n’est pas votre banquier qui va dire le contraire, lui qui chaque année vérifie que vous avez une bonne marge bénéficiaire, un cash-flow important et peu de dettes. Ces 3 préceptes ont été posés dès 1949 par un américain du nom de Benjamin Graham, dans un ouvrage intitulé L’investisseur Intelligent. En analysant vos états financiers, votre banquier va donc regarder si votre excédent brut d’exploitation couvre 3 fois vos charges financières, à savoir vos intérêts et annuités d’emprunts, vos provisions et vos amortissements; si votre capacité d’autofinancement permet de rembourser vos dettes à terme en 3/4 ans et si votre effet de levier est inférieur ou proche de 2.
Néanmoins quelque chose a changé depuis 1949 : la valeur comptable des entreprises n’explique plus 90 mais seulement 10% de leur valeur boursière du fait de l’exubérance des marchés qui ont inversé le sens de l’adage selon lequel les résultats passés ne préjugent pas des performances futures. Certaines entreprises en perte ont donc une valeur boursière colossale car liée à la croyance en un « avenir radieux ». Le ratio cours sur bénéfices, le PER, de Tesla est ainsi supérieur à 300 alors que traditionnellement un ratio supérieur à 17 est synonyme de surévaluation et de bulle s’il est supérieur à 25.
Le capitalisme est devenu non seulement financier, mais aussi « spéculatif». Comme le dit Pierre-Yves Gomez2, « chacun parie sur un avenir si extraordinaire qu’il « changera le monde ». L’économie qu’il propose anticipe des ressources qui n’existent pas, mais dont on pense que l’avenir nous les fournira. Il parie sur une croissance de la valeur des patrimoines tellement spectaculaire qu’elle effacera les dettes nécessaires pour les constituer. D’où des dettes gigantesques, à la fois privées et publiques, qui surplombent nos économies. On se convainc que l’avenir va être extraordinaire, que les profits vont être formidables et que la croissance des capitaux va se poursuivre indéfiniment, sans compter le fait que l’homme va être augmenté et que l’on va coloniser la Lune et même Mars qui nous fourniront de nouvelles sources d’énergie, etc. »!
De nos jours on ne fait pas du profit on vit pour le profit, pour reprendre la différence que St Augustin3 faisait entre « être dans la chair » et « vivre selon la chair ». Dans les années 50 on était choqué quand le PDG de General Motors années déclarait que « la vocation de GM n’était pas de faire des voitures, mais de faire de l’argent ». Maintenant : “c’est Marseille bébé”. Être dans la chair c’est être incarné et avoir un corps. De même, faire du profit, ce n’est pas un mal, puisque le profit permet à l’entreprise de remplir sa mission comme le corps permet à l’homme de vivre. Par contre vivre selon la chair c’est « vivre selon l’homme », se prendre soi-même pour principe et pour fin. De façon tout à fait parallèle, vivre selon le profit, cela consiste pour une entreprise à être sa propre norme, et, en conséquence, à se laisser réduire à un simple dispositif financier ordonné à la valeur actionnariale. Le “dérèglement” lié à la financiarisation actuelle de l’économie ne résulte pas du profit lui-même (de la chair chez Augustin), mais d’un mouvement d’orgueil, d’une défaillance de la volonté, qui résulte du refus d'”écouter en face” soit dans un cas Dieu, soit dans l’autre ses parties prenantes.
Cette financiarisation ou mutation du capitalisme classique en capitalisme spéculatif, beaucoup la datent de 1974, année où le président Gérald Ford a promulgué l’Employee Retirement Income Security Act (ERISA) pour transformer les fonds de pension des entreprises en organismes financiers autonomes, capables de diversifier leurs placements et de rechercher le profit financier à court terme, qui est ainsi devenu une obligation fiduciaire donc légale. A partir de là, l’essentiel de l’épargne des ménages américains s’est placé sur les marchés boursiers et la logique de la performance a cédé la place à la dictature des 15% de rendement sur fonds propres, seule susceptible d’attirer les épargnants, ce qui, toujours selon PY Gomez, a contraint l’entreprise a se métamorphoser en tableur, pour être sûre de tenir lesdites promesses de rendements financiers.
2) Qu’est-ce qu’un projet éthique ?
Mais cette énième mutation du système capitaliste n’est pas, à mon sens, le fruit du hasard. Elle s’explique en grande partie par un changement d’éthique. Cette dernière était positive jusqu’au 19e siècle, puisqu’elle appliquait peu ou prou la Règle d’Or qui stipule de traiter les autres comme on aimerait être traité soi-même. Elle est devenue minimaliste (c’est-à-dire neutre) au 20e parce qu’elle est indifférente aux diverses conceptions du bien (principe de neutralité), elle accorde la même valeur aux intérêts de chacun (principe d’égale considération), et elle ne veut intervenir qu’en cas de torts flagrants causés à autrui (principe d’intervention limitée). Aujourd’hui, l’éthique est en passe de devenir négative, dans la mesure où de plus en plus de personnes pensent que l’altruisme c’est le mal et l’égoïsme la valeur morale suprême.
Les « nouveaux maîtres du monde » comme JD Vance, Peter Thiel ou Elon Musk se réclament en effet tous aujourd’hui d’Ayn Rand qui, dans Atlas Shrugged (« Atlas haussa les épaules », curieusement traduit en français par La Grève), donne au mot « égoïsme » un sens très éloigné de son acception commune péjorative. Pour elle, être égoïste, c’est en effet prendre le parti de soi, ne pas céder devant l’opinion, la volonté et les valeurs des autres, et dire « je », là où il est de bon ton de dire « nous ». En conséquence, Rand s’élève contre tout rôle de l’Etat (libertarisme), place les grands entrepreneurs, scientifiques, artistes au sommet de la société (ils sont l’Atlas/l’Elite qui soutient le monde) et se fait la chantre de l’extension de la propriété privée (propriétarisme).
Mais me direz-vous, bien avant elle des auteurs comme Adam Smith ou Milton Friedman ont développé des éthiques similaires ? Ce n’est pas si sûr.
Sous prétexte qu’il a affirmé qu’il ne fallait pas attendre son dîner de la bonté du boucher, du brasseur ou du boulanger, on a effectivement souvent fait d’Adam Smith4 un partisan de l’égoïsme et de l’enrichissement individuel, défendant le pouvoir de la « main invisible du marché » dans l’harmonisation des choix des individus. En fait, il ne mentionne que 3 fois la métaphore de la « main invisible », et chaque fois pour traduire un manque de connaissance quant à l’explication d’un événement plutôt que pour énoncer une loi de la nature. Ainsi, dans ses Essais sur des sujets philosophiques, il suggère que, si les peuples d’antan croyaient aux effets concrets de la « main invisible de Jupiter » dans leur vie de tous les jours, ces superstitions sont archaïques dans des sociétés modernes. Adam Smith n’était partisan ni de l’égoïsme ni de l’enrichissement individuel ni du « laisser-faire » économique absolu. Non seulement il acceptait l’intervention de l’État, mais il cautionnait la limitation de certaines libertés de commerce. Titulaire de la chaire de philosophie morale de l’université de Glasgow, il ne pensait pas que les hommes ne se souciaient que d’eux-mêmes. Pour lui, dans la mesure où le développement repose sur la division du travail, tout homme dépend des autres pour obtenir les biens dont il a envie.
A la suite de David Hume, il pensait que c’est la sympathie, à savoir le partage du plaisir ou de la douleur que ressent un individu affecté par une action, qui, à l’instar de la gravité en physique, est la force centrale qui fait tendre l’attitude des gens vers une harmonie sociale acceptable. Pour lui, c’est parce que l’homme est mû par un désir inné de plaire, d’attirer la sympathie qu’il « est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions : servir les intérêts de la société ».
De même, à cause de son article de 1970 dans le NY Times, intitulé « La responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits », on a fait dire à Milton Friedman5 que l’entreprise se devait d’être égoïste et ne contribuer qu’aux biens privés de ses actionnaires sans participer au bien public. Mais ceux qui le citent en ce sens omettent généralement de mentionner que Friedman, dans le même article, spécifiait que la condition sine qua non de cette augmentation des profits était le respect des règles de base de la société, incarnées à la fois dans la loi et dans la coutume éthique, à savoir les attentes non écrites de la société auxquelles les entreprises doivent en permanence s’adapter.
Il savait en effet très bien que les entreprises n’ont jamais été libres de maximiser leurs profits à tout prix et qu’au XIXe et au XXe siècles, au fur et à mesure de l’évolution desdites attentes de la société, on a règlementé tant le travail des enfants que les usines dangereuses et le déversement de déchets toxiques. Ces attentes non écrites de la société correspondent peu ou prou à ce qu’aujourd’hui on appelle l’ESG dans la mesure où ce dernier s’intéresse à l’ensemble des impacts sociaux et environnementaux de l’entreprise sur ses parties prenantes (salariés, clients, fournisseurs, investisseurs et territoires). Elles sont même devenues loi en France en 2019 avec le texte sur le PACTE/Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation de l’Entreprise qui stipule que l’entreprise doit prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.
Pour Friedman, le fait d’ignorer les normes sociétales conduit à délégitimer le capitalisme alors qu’à contrario, le fait de les anticiper conduit à le renforcer. En effet, s’il n’augmente pas toujours les profits à court terme, l’ESG les protège dans la mesure où le changement climatique, la rareté des ressources tant minérales que biologiques et la mauvaise réputation menacent la valeur actionnariale à long terme. Considérer que l’entreprise a une autre finalité que le profit n’est subversif (du latin sub « sous » + vertere « tourner, changer ») que si l’on estime que ce dernier à raison d’ignorer la question des limites planétaires et humaines.
Enfin, sachant que Friedman pensait qu’il fallait augmenter ses profits « sans tromperie ni fraude », c’est-à-dire sans ‘window dressing’ (toilettage des comptes), ‘book cooking’ (trucage), ’account making up’ (maquillage) ou ’account massaging’ (manipulation), on peut avancer sans beaucoup se tromper qu’il aurait vraisemblablement détester le ‘greenwashing’ (l’écoposture) et le ‘socialwashing’ (le socioblanchiment).
A partir de ces 2 exemples, on voit bien ce qu’est un projet éthique pour l’entreprise : non pas une posture où elle se mettrait de façon surplombante en situation de dire le bien et le mal, ce n’est pas son rôle, mais bien en situation d’avoir avec toutes ses parties prenantes une relation ajustée qui laisse à chacune sa pleine liberté, en évitant tout rapport de possession/prédation.
Comment alors, comme le demande Blaise Pascal, « montrer sa grandeur en touchant les deux extrémités à la fois », l’économique et l’éthique ? Il faut pour cela revenir à la définition même de ce qu’est une entreprise.
3) Qu’est-ce qu’une entreprise ?
Selon l’INSEE, une entreprise c’est une simple « unité économique, juridiquement autonome, dont la fonction principale est de produire des biens ou des services destinés au marché ».
Selon le Ministère de l’Economie et des Finances, c’est « la rencontre de personnes et de capitaux pour réaliser un projet de prestation de services ou de fabrication de produits destinés à être vendus à des clients sur un marché concurrentiel, dans un secteur d’activité donné ».
Selon le Medef, une entreprise est « l’ensemble des activités d’une personne ou d’un groupe de personnes qui travaillent pour fournir des biens ou des services à des clients, résultant de la conjonction de plusieurs facteurs : une bonne idée, associée à un apport en argent, en ressources humaines ou matérielles, et aussi une bonne dose d’enthousiasme ».
Cette dernière définition est la plus complète car l’entreprise y apparait comme une combinaison de plusieurs capitaux6 : un capital financier (de l’argent), un capital industriel (un outil de production), un capital intellectuel (une bonne image ou réputation), un capital social (des clients), un capital humain (des salariés) et un capital naturel (un accès à des ressources minérales ou biologiques).
En conséquence, le chef d’entreprise doit en permanence se préoccuper d’autrui dans la mesure où ses clients, ses investisseurs, ses fournisseurs, ses salariés, ses territoires sont présents sur des marchés : celui des biens et services, de la finance, des intrants, des talents etc. Sur ces différents marchés, l’entreprise peut être ponctuellement en position dominante et à court terme fixer les prix ou baisser son coefficient d’exploitation. Mais chacun connait les inconvénients à moyen terme de ce type de situation en termes d’innovation et de développement de nouvelles clientèles. Aussi le plus sûr est de placer l’humain, l’environnement et la responsabilité au cœur de chaque décision.
Concrètement, cela passe par des engagements environnementaux, qu’il s’agisse 1) de l’écoconception des produits et services afin d’en minimiser l’impact environnemental tout au long de leur cycle de vie ; 2) de l’adoption d’une charte achats responsables afin de ne pas acheter n’importe quoi, à n’importe qui, dans n’importe quelles conditions ; ou 3) de la réduction de son empreinte carbone, via la mise en place d’un plan de sobriété énergétique et de mobilités douces ou d’une transition vers les énergies renouvelables. Cela passe également par des engagements sociétaux comme le fait de privilégier les prestataires de proximité, de participer au réemploi économique régional, de favoriser l’insertion professionnelle des publics éloignés de l’emploi ou de concevoir des produits et services inclusifs. Enfin cela nécessite une gouvernance responsable au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui « s’engage en retour et répond de ses actes ».
Au-delà des engagements dits E, S et G, il faut aussi s’interroger sur les impacts tant positifs que négatifs de son activité c’est-à-dire d’évaluer sa contribution au développement de son territoire à partir de ses implantations, de ses consommations de ressources locales, des emplois directs indirects ou induits créés (y compris dans la sphère publique), et de son activité de donneur d’ordres. Toute dépense passée, présente ou future reliée à l’activité de l’entreprise que ce soit un achat, une prestation, un investissement, un produit financier, une rémunération versée ou une recette fiscale a des retombées économiques et sociales successives sur la chaine de valeur.
Les études7 montrent que la valeur d’une entreprise est en effet la résultante de deux éléments. Le premier, c’est le capital interne, tout ce qui est intrinsèque à l’entreprise : la marque, les brevets et les innovations, les méthodes de travail, les contrats-cadres, les dirigeants et certaines équipes-clés, les actifs financiers, la culture d’entreprise, etc. Le second c’est le capital externe qui résulte lui des atouts du territoire sur lequel l’entreprise est implantée : son patrimoine productif, ses ressources, ses compétences, ses savoir-faire, ses réseaux, ses synergies… C’est ce que l’on appelle aussi le capital territorial. Cette part de valeur ajoutée repose essentiellement sur la proximité relationnelle des acteurs locaux et la façon dont ils interagissent et coopèrent : comment ils diffusent les compétences et savoir-faire, comment ils nouent des liens de coopération, comment ils mutualisent certaines ressources ou risques, comment ils réduisent les coûts de transaction, comment ils gèrent la réputation du territoire…
Si on ne tient compte que du capital interne, on essentialise l’entreprise en affirmant qu’elle dispose de traits biologiques, d’un ADN, qui déterminent son fonctionnement. On en fait un organisme composé de nombreux processus liés les uns aux autres et devant parfaitement fonctionner ensemble. Si à l’inverse, dans une vision constructiviste, on affirme que tout est produit par le capital externe alors on fait de l’entreprise un organisme presque entièrement façonné par son environnement. Ces deux visions ont chacune leur part de vérité, mais elles deviennent réductrices lorsqu’elles se présentent comme exclusives.
Toutes les actions RSE ont ainsi pour but de renforcer les liens et les interactions avec les parties prenantes de l’entreprise afin d’enclencher un cercle vertueux qui permettra à cette dernière d’attirer des talents plus engagés et plus stables, des clients plus confiants, des fournisseurs plus fidèles et ainsi de consolider sa réputation et de s’ouvrir de nouveaux marchés. Mais elles ont aussi pour finalité de faire baisser le profil de risque de l’entreprise, dans la mesure où la loi d’airain de l’économie et de la finance n’est pas le seul profit mais le couple rendement/risque. Si on oublie le risque alors on transforme le capitalisme en pure folie.
4) L’économie n’est-elle qu’une affaire de performance, de rendement ?
Il est en effet facile de créer de la valeur à court terme8: il suffit de vendre les actifs clés ; de licencier les employés fidèles et de presser la main-d’œuvre restante ; de réduire le marketing, le service après-vente et la recherche et développement ; de retarder le remplacement des équipements usés, dépassés et dangereux ; d’abreuver les cadres dirigeants d’options d’achat d’actions et de rémunérations élevées pour les « motiver » ; de puiser dans les réserves de trésorerie pour verser d’importants dividendes et de racheter des actions de l’entreprise, en l’endettant l’entreprise; voire de spéculer sur des produits financiers à haut risque.
Comme vous vous en souvenez probablement, l’oubli du risque qui a caractérisé la grande crise financière de 2008 s’est traduit par un grand nombre d’innovations financières qui avait pour nom titrisation, produits structurés, subprimes, trading à haute fréquence ou effet de levier. Aujourd’hui, ces innovations ont pour nom cryptomonnaie, société d’acquisition à vocation spécifique (SPAC), investissements et achats circulaires, rachats d’actions, et recours excessif à la dette.
Le Nouvel Economiste a récemment relié ces stratégies financières risquées aux 7 péchés capitaux : 1. La luxure c’est l’enthousiasme pour les cryptomonnaies (les banques et les géants du commerce comme Amazon et Walmart envisagent d’émettre des stablecoins pour contourner les délais et les frais des systèmes de paiement traditionnels, comme Visa et MasterCard) 2.L’envie c’est le recours aux sociétés d’acquisition à vocation spécifique (SPAC) pour séduire les particuliers sans avoir à passer par l’étape de l’introduction en bourse. 3. La paresse ce sont les achats/investissements circulaires et les participations croisées des GAFAM. 4. La colère c’est le retour des méga-deals en M&A (cf. rachat de Warner Bros Discovery par Paramount Skydance) 5. La gourmandise c’est le recours excessif à la dette 6. L’orgueil c’est la mise en avant de la fibre patriotique 7. Et l’avarice c’est la tentation du recours à la fraude quand on frappe le mur de la réalité.
Cela explique que pendant que l’on continue à Bruxelles de discuter des seuils d’application ainsi que du contenu de la CSRD, de la CS3D et du règlement « Taxonomie », la Banque Centrale Européenne/BCE :
- s’insurge contre la baisse attendue du reporting de durabilité (tant en quantité qu’en qualité),
- intègre le risque climatique dans sa politique monétaire, puisqu’à partir de mi-2026, elle appliquera un “facteur climat” dans ses règles de rachats de prêts aux banques, en tenant compte non seulement de l’actif lui-même, mais également de l’entreprise et du secteur concerné.
- suit la divulgation par les banques du ratio qui évalue la proportion d’actifs finançant des activités économiques conformes à la taxonomie, le fameux GAR ou Green Asset ratio qui n’est pour l’instant en moyenne que de 3% alors que le pourcentage moyen des actifs éligibles à la taxonomie atteint lui 36,5 %.
- et met à l’amende la banque espagnole ABANCA Corporación Bancaria pour non-respect de l’exigence d’évaluation de l’importance des risques liés au climat et à l’environnement.
Concrètement ce la veut dire que votre banquier ne va plus se contenter de regarder vos performances financières, à savoir votre marge bénéficiaire, votre capacité d’autofinancement et votre endettement, mais aussi votre profil de risque, votre robustesse, à savoir votre capacité à gérer l’impact sur vos 6 capitaux : - des perturbations d’ordre physiques induites par le changement climatique, suite à la montée en fréquence et en intensité des catastrophes naturelles,
- des perturbations d’ordre conceptuel sur votre modèle d’affaires induites par la transition accélérée vers une économie bas-carbone (personne ne veut financer le dernier fabricant de calèches quant arrive la révolution de l’automobile) ;
- et des perturbations d’ordre juridique induites par les éventuelles recherches en responsabilité.
Pour illustrer l’impact du seul risque physique sur les 6 capitaux de l’entreprise, je prendrais l’exemple du nouveau tramway de la ville de Lausanne qui était prévu pour le début 2026, et qui a été remis en question par les inondations d’octobre 2024 à Valence, en Espagne. Valence, Lausanne, mais quel rapport ? Le rapport, c’est que le tramway tant attendu est produit par le constructeur suisse de matériel roulant ferroviaire, Stadler, dont une des usines est sise à Valence. L’histoire eut été trop simple si l’usine de Stadler avait été directement impactée par l’inondation, mais elle est située au nord de Valence, tandis que l’inondation a eu lieu au sud. Les inondations n’ont donc pas impacté le capital industriel de Stadler mais son capital humain dans la mesure où 20% des salariés ont été touchés et n’ont donc pas pu se rendre l’usine pendant plusieurs semaines et son capital social puisqu’une trentaine de sous-traitants ont arrêté de livrer. Bilan : 10% du volume de travail annuel est parti et 200.000 heures de travail ont été reportées ce qui a contraint Stadler a annoncer que non seulement la livraison du tramway de Lausanne prendrait du retard mais que toute la feuille de route des 2 prochaines années devait être revue ce qui a nui au capital réputationnel de l’entreprise. Enfin comme les actionnaires n’aiment pas l’incertitude le cours en bourse a chuté de 26%, ce qui a impacté le capital financier de Stadler.
Outre que cette histoire confirme la théorie du chaos selon laquelle un battement d’ailes de papillon peut déclencher un typhon à l’autre bout de la planète, elle résonne avec la déclaration faite par François Mitterrand en 1983 : « Le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est ». Aujourd’hui on pourrait la reprendre en disant : « Le risque physique est au Sud et les risques financiers sont au Nord ».
Cette analyse des 6 capitaux de l’entreprise nous la faisons chez Ethique & Investissement lorsque, dans le cadre de comités spécifiques, nous passons en revue mensuellement, avec notre gestionnaire d’actifs, les valeurs d’un secteur économique déterminé.
D’ores et déjà, les banques prennent en compte le risque climatique : - en intégrant des indices de risque de transition dans leurs systèmes de notation interne,
- en calculant l’impact d’une tarification du carbone dans leurs calculs de probabilités de défaut
- et en se fixant des objectifs en matière de ratio de financement fossiles et renouvelables.
Parallèlement, l’Autorité des Normes Comptables réfléchit à une comptabilité dite « multi-capitaux » dont l’approche des performances serait prospective et non plus seulement rétrospective, dans un horizon de temps différent de l’exercice comptable écoulé et sur des sujets qui vont au-delà du patrimoine ou de la situation financière afin de répondre aux attentes de l’ensemble des parties prenantes et non plus d’une seule (les propriétaires de l’entreprise).
Même les politiques commencent à réfléchir en matière de couple robustesse ou performance. En mai 2022, Margareth Vestager, alors Commissaire à la concurrence de l’UE, a reconnu que jusqu’à présent la conception du droit de la concurrence avait été trop centrée sur la performance, à savoir le prix et la lutte contre les ententes et les abus de position dominante, ainsi que sur le commerce et l’ouverture des marchés, et non pas sur la robustesse, à savoir la construction d’industries, de filières ou de sécurité pour l’avenir. Selon elle, nous avons été “cupides” en construisant l’industrie autour d’une énergie (russe) et de fournisseurs (chinois) bon marché. « Derrière toutes ces économies « égoïstes », il y avait une grosse prime de risque – la dépendance – que nous payons aujourd’hui ». La leçon à tirer, c’est qu’il vaut mieux payer une prime à la sécurité « altruiste ».
Conclusion
Comme le dit Cicéron, « non nobis solum nati sumus»9, nous ne sommes pas nés pour nous seuls, et chacun doit contribuer au bien supérieur de l’humanité, abstraction faite de ses propres intérêts. Il n’y a en effet pas d’activité économique possible sur une planète ou dans une société invivable.
L’entreprise est un projet éthique parce que cette dernière est une attention aux autres, un altruisme, et qu’elle ne peut prospérer sans être attentive à ses actionnaires, clients, salariés, fournisseurs, territoires et ressources naturelles.
L’entreprise est un projet économique au sens où on l’entend en théologie, à savoir « la façon dont on administre et gère sa maison en vue de la sauver », par un mix de performances et de robustesse.
Jérôme COURCIER – Décembre 2025
1 Désirée Fixler LinkedIn 12/09/2025
2 https://pierre-yves-gomez.fr/interview-chez-famille-chretienne-lesprit-speculatif-nous-envahit
3 Civ. Dei, XIV, 5
4 https://www.pourleco.com/idees/ la-main-invisible-d’Adam-Smith
5 Charlen Cranny La clause de coutume éthique de Friedman
6 du latin capitalis « relatif à la tête », « important » qui sous l’influence de l’italien « capitale » est devenu synonyme de richesse.
7 Arnaud Florentin et Elisabeth Laville : « En France, on a souvent implanté artificiellement des entreprises »
8 Lynn Stout “The shareholder value myth”
9 de officiis, 1:22